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La majesté : l’autre nom de la souveraineté ? (3)

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Statuette de licteur (20BC-20, British Museum).

Statuette de licteur (20BC-20, British Museum).

Après avoir exposé la trame des propos de Y. Thomas, venons-en à présent non à des critiques, mais à des prolongements qui porteront essentiellement sur quatre points.

Le premier concerne le refus d’une origine religieuse à la maiestas. Ce déni repose sur un élément factuel, mais aussi sur des appréciations plus générales, moins évidentes à percevoir. L’élément factuel concerne l’interprétation à donner au plus ancien texte comportant la notion de maiestas, un fragment de l’Aegisthus de Livius Andronicus1. À la maiestas de qui est-il fait ici référence ? Y. Thomas se rallie à l’hypothèse d’H. Gundel qui estime qu’il s’agit là d’un roi2. Cette hypothèse — la plus logique selon nous — est toutefois discutée, notamment par G. Dumézil, J. Hellegouarc’h ou R. A. Baumann qui se rallient à l’idée qu’ici, c’est la divinité qui parle et, donc, que la maiestas a une valeur religieuse3. La discussion sur cet élément factuel souffre cependant surtout du fait qu’il s’agit là d’un fragment de tragédie n’ayant strictement rien à voir avec les institutions romaines. S’en servir dans un tel débat pose donc de sérieux problèmes épistémologiques.

L’élément plus subjectif se lit dans le refus par Y. Thomas de tout rapport entre maiestas et origine divine4. Il y insiste en indiquant que la maiestas n’est l’attribut d’aucune prêtrise mais qu’elle est liée aux commandants de Rome, suivant une généalogie qui va, selon lui, du roi au prince (p. 341). À Rome, le roi était pourtant également un prêtre. Si la maiestas fut un de ses attributs, elle toucha nécessairement à sa fonction sacerdotale. C’est la République qui sépara les fonctions religieuses et politiques du roi, alors qu’elles avaient partie liée au départ. Cette séparation, décidée à la fin du VIe siècle, ne coupa jamais la sphère religieuse de la sphère politique. Si Y. Thomas insiste, à raison,  sur le fait que la majesté appartient au monde sublunaire des institutions humaines, il faut néanmoins rappeler que, à Rome, la religion appartient précisément à ce même monde sublunaire : ceux qui revêtent les prêtrises sont les mêmes que ceux qui exercent les magistratures ; affaires publiques et affaires sacrées vont de pair. Nulle transcendance dans tout cela5. La coupure qu’établit Y. Thomas est à tout le moins discutable, d’autant qu’il reconnaît parfaitement le caractère institué des choses religieuses à Rome lorsqu’il discute le texte de Varron (p. 345).

Le roi Numa institue le culte des vestales (Rome, Musées Capitolins).

Le roi Numa institue le culte des vestales (Rome, Musées Capitolins).

Même lorsqu’il parle de la maiestas du père de famille, son point de vue appelle discussion. Des travaux que Y. Thomas récuse lapidairement estiment que l’autorité du pater familias était porteuse d’une dimension quasi religieuse6. De façon plus générale, l’étendue extrême du pouvoir du pater familias est bien connue. Il s’incarne dans un pouvoir de mise à mort sur le fils : la uitae necisque potestas à laquelle Y. Thomas a d’ailleurs consacré un article7. Ce pouvoir du père de famille recouvre donc certaines dimensions du pouvoir souverain romain.

Si Y. Thomas voit juste lorsqu’il explique que le christianisme réinvestit la notion de maiestas d’une transcendance qui lui était étrangère, la façon dont il évacue la dimension d’une religiosité antique spécifique au fondement de la notion peut être discutée. C’est précisément là que peuvent apparaître les appréciations générales évoquées supra. L’opinion de Y. Thomas s’explique par le fait qu’il se focalise sur le religieux au sens chrétien pour mieux l’écarter de la construction notionnelle de maiestas avant l’Empire tardif. Si l’on ne peut qu’agréer sur ce point, est alors délaissé le rapport au religieux proprement romain, qui joua sans doute son rôle dans l’histoire de la notion. Y. Thomas se révèle ici aussi l’hériter de Cl. Nicolet, lequel avait fait totalement disparaître l’aspect religieux de sa réflexion sur les institutions romaines.

 

Le deuxième prolongement concerne la façon de comprendre la maiestas avant l’empire et avant sa juridicisation. Stricto sensu, Y. Thomas ne dit jamais que la maiestas fut, dès l’origine, un élément juridique. Pensons, e.g., à cette phrase p. 361 : « maiestas avait désigné d’abord l’éminence du pouvoir politique à l’intérieur d’un ordre pensé comme nécessairement hiérarchisé ». Toutefois, comme il inscrit son propos dans une réflexion sur la longue durée, en étant attentif à la construction juridique, et en l’orientant vers un point d’arrivée qui n’est autre que l’Empire (et l’Empire chrétien), il en résulte malgré tout une tendance à juridiciser le concept. Ce faisant, il fait remonter assez haut sous la République des conceptions en réalité plus tardives, comme lorsqu’il part de son échelle de grandeur comparée pour en arriver à la transcendance chrétienne (p. 333). Ce passage embrasse des siècles d’évolutions  et révèle la façon dont il accole les premières évolutions du concept aux dernières. Il n’affirme pas aussi nettement que G. Dumézil qu’avec maiestas, « nous ne sommes pas dans le droit, mais tout près du droit ».

Sur ce point, revenir précisément à la figure républicaine de la maiestas peut apporter des contrepoints intéressants. Nous ne pouvons qu’agréer au fait que la majesté du peuple est chronologiquement seconde par rapport à celle du magistrat. En revanche, le silence des sources sur la majesté des magistrats n’est pas négligeable (silence reconnu par Y. Thomas p. 347) : il démontre que la maiestas, si elle existe, ne leur apparaît pas comme un élément réellement signifiant du pouvoir des magistrats. De fait, p. 348, lorsqu’il veut indiquer ce qui revêt un caractère originaire, Y. Thomas fait mention de l’imperium, non de la maiestas. La fameuse notion d’imperium maximum à laquelle il a recours est en réalité très peu attestée (cf. p. 339 n. 18). De la même manière, à propos de la hiérarchie des magistrats (p. 339-340), il ne parle plus de maiestas, mais de maior et de minor, ce qui évoque à nouveau Mommsen8. Il existe bien sûr des liens étymologiques entre ces termes, mais ils ne recouvrent pas exactement les mêmes choses. Ils relèvent tous de la hiérarchisation des fonctions, mais maiestas est grevée d’une substance supplémentaire. De ce point de vue, la façon dont Y. Thomas évoque (p. 351), sans la développer, une « affinité » entre imperium et maiestas laisse l’impression d’une juridicisation précoce de cette dernière.

Theodor Mommsen

Theodor Mommsen.

Il existe incontestablement un rapport entre les deux, mais, insistons-y, il n’est pas d’ordre juridique. Y. Thomas force ici un peu la logique institutionnelle de la République romaine. À le lire, la maiestas fut l’essence de la magistrature, ce qui qualifiait sa position institutionnelle. Or, la maiestas du magistrat n’est, pour le dire de façon expéditive, que le dérivé social (ou sociologique) du pouvoir juridique qu’est l’imperium. La maiestas ne fut jamais juridicisée ou institutionnalisée avant la fin de la République et, surtout, avant l’Empire. On ne peut véritablement parler d’un concept juridique qu’à partir de la lex Appuleia, même si cette dernière inscrivit nécessairement dans la loi une notion auparavant diffuse. Une enquête lexicale dans le Droit public de Th. Mommsen révèle d’ailleurs que la notion de maiestas y est fort peu présente. Elle n’apparaît véritablement que dans la partie sur le Principat. Il ne paraît y avoir nulle part dans le Droit public de traitement particulier d’une maiestas des magistrats. Au contraire, on y trouve le terme appliqué à des magistrats et au Sénat, ce qui confirme son rôle de qualificatif sociologique servant à hiérarchiser, à marquer des degrés de maiestas. Même la différence entre magistrats minores et maiores n’est pas rapportée à la maiestas par Th. Mommsen : elle renvoie à une différence de mode d’élection et au fait que certains disposent de l’imperium et d’autres pas. Th. Mommsen lui-même fait part de ses réserves face à une théorie qu’il juge récente et peu assurée9. Ce qui fait le magistrat, c’est son imperium ou sa potestas, non sa maiestas, laquelle n’est que dérivée.

 

Dans un troisième temps, l’histoire de la maiestas du populus romanus peut appeler des nuances par rapport à la présentation qu’en fait Y. Thomas. Pour ce dernier, cette idée naquit au plus tôt en 300 et il s’agit là d’une datation consensuelle10. Il est tout à fait clair que c’est par cette notion de maiestas populi romani que la maiestas émerge dans les sources, notamment dans les traités inégaux. Certains traités enjoignaient de respecter la majesté du peuple romain, comme le rappelle le Digeste11. Le Pro Balbo fournit même une glose tout à fait intéressante (en contexte judiciaire cependant) de ces fameux traités12. Cette idée d’une majesté du peuple romain, qui le place au dessus des autres peuples, est donc bien présente dans les sources. Les Romains y voient d’abord une grandeur : la maiestas populi romani c’est la supériorité du peuple romain. Si Y. Thomas le relève bien, il passe plus rapidement sur les origines de la loi de majesté.

La toute première loi dite « de majesté » fut celle que le tribun de la plèbe L. Appuleius Saturninus fit voter lors de son second tribunat, en 100 avant J.-C.13 Mais cette notion de maiestas populi romani était familière aux Romains avant que Saturninus ne l’utilisât. L’action de Saturninus lui fit toutefois prendre une importance nouvelle dans le droit pénal et la vie politique romaine car la locution populus Romanus possède en fait deux sens. Dans le premier, « noble », elle désigne le peuple au sens d’un ensemble d’habitants constitué en cité-État, i.e. l’expression de la cité tout entière en tant qu’organisme politique, celui-là même qui est un des contractants dans la signature d’un traité. Dans le second, « polémique » (cf. son dérivé popularis), plus politique, il désigne le peuple réuni en comices, la masse des citoyens par opposition au Sénat.

Denier de L. Appuleius Saturninus (104 BC, RRC 317/3b)

Denier de L. Appuleius Saturninus (104 BC, RRC 317/3b).

C’est précisément ce second sens de populus Romanus que les populares voulaient promouvoir. Dans sa loi, Saturninus comprenait à l’évidence la maiestas populi romani avec ce second sens de populus, comme « expression de la puissance et des pouvoirs du peuple, non pas du peuple-état, mais du peuple opposé aux magistrats et au Sénat »14. Toutefois, l’usage qu’il voulut imposer de cette conception de la maiestas populi romani eut du mal à entrer en vigueur car le second tribunat de Saturninus s’acheva par la mort de ce dernier. Il manquait quelques procès exemplaires qui pussent fixer dans la jurisprudence le sens voulu pour cette loi, ce qui explique qu’elle put être facilement retournée contre ses auteurs.

Dès 100, le sénatus-consulte ultime invoquait à son tour la majesté du peuple romain. La formule utilisée15 était celle des traités de paix inégaux, fondée sur le premier sens de populus. Elle montre que le Sénat entendait rendre à la notion son sens ancien, celui de la grandeur du peuple-État, et contrer ainsi la tentative de Saturninus. Puis, en 98, les premiers procès conduits suivant ce chef d’inculpation touchèrent d’abord des soutiens de Saturninus : Sex. Titius (99) et C. Appuleius Decianus (99). Il en alla de même avec le procès de Norbanus (97-91) ou celui de C. Servilius Caepio en 95. Au travers de ces condamnations, c’est toujours le premier sens qui fut mobilisé contre les ennemis du Sénat. De la sorte, ces années portent la trace de l’affrontement entre deux conceptions de la maiestas populi romani. L’ambiguïté et l’équivocité du crimen maiestatis apparurent donc de façon concomitante, à sa naissance, car c’était un chef d’inculpation créé dans un contexte de tensions politiques. Cette création relevait de deux objectifs. Pour Saturninus, il s’agissait d’abord de se doter d’une arme permettant l’élimination de ses adversaires. Ensuite, il cherchait à remettre sur le devant de la scène l’aspect démocratique du régime républicain, la nécessité de gouverner pour le peuple et, donc d’encadrer l’action des magistrats par une contrainte forte. La crise politique de la fin du IIe siècle avant J.-C. était en effet née des abus des optimates, de leurs échecs et les populares s’efforçaient aussi d’éviter que cela ne se reproduise. Cet aspect politique est délaissé par Y. Thomas.

Les deux lois qui suivirent celle de Saturninus furent une loi de Sylla en vigueur à l’époque de Cicéron, puis une loi Iulia de César ou, plus vraisemblablement, d’Auguste (à laquelle se réfèrent les titres 48.4 du Digeste et 9.8 du Code). Il en ressort que la loi de majesté s’inscrit dans un contexte politique significatif, et qu’elle était porteuse d’une dimension conflictuelle, mais également d’une volonté de doter la République d’un arsenal juridique dont l’ambition était de créer une responsabilité des magistrats devant le peuple. La conséquence de cet état de fait a été énoncée de façon particulièrement nette par J.-L. Ferrary : l’impossibilité d’une analyse strictement juridique de la maiestas ((J.-L. Ferrary, « Lois et procès de maiestate dans la Rome républicaine », dans B. Santalucia (éd.), La repressione criminale nella Roma repubblicana fra norma e persuasione, Pavie, 2009, p. 224.)). Si Y. Thomas cite les travaux de J.-L. Ferrary sur ce point, on sent qu’ils ne le convainquent pas complètement lorsqu’il dit que « l’événement disparaît aussitôt derrière l’institution auquel il avait donné lieu » (p. 372). L’affirmation de l’être moral « nom romain » n’est qu’une réaction à l’action de Saturninus. Le caractère indéfini du crimen est lié à cette lutte initiale où chaque groupe cherchait un outil à sa mesure, lequel lui échappe et est repris par l’adversaire. L’analyse de Y. Thomas (p. 378) doit être réintégrée dans ce contexte politique.

 

Un ultime point nous paraît enfin devoir être discuté. À la p. 377, Y. Thomas se plaint d’une historiographie qui relativiserait la coupure représentée par le passage de la République à l’Empire. Pour lui, « l’instauration d’une monocratie » fut une rupture fondamentale qu’on ne saurait négliger. Surgit ici un débat pluriséculaire : celui de la nature du Principat et des étapes de sa mise en place, lequel offre matière à quelques considérations qui ne prétendent nullement à l’exhaustivité.

Statue d'Auguste (dite de Prima Porta)

Statue d’Auguste (dite de Prima Porta)

L’idée que le basculement entre ces deux régimes correspondit à la mise en place du pouvoir augustéen est séduisante. De fait, même si Auguste prétendit restaurer la République, il en fut l’ultime fossoyeur. Pour autant, l’historiographie contre laquelle peste Y. Thomas a mis en évidence, à raison, que le processus fut de longue haleine. C’est ainsi plutôt à partir du règne de Tibère que les choses évoluèrent : c’est seulement alors que se développa le crime de lèse-majesté envers l’Empereur. De fait, hormis les procès mentionnés plus haut, il n’y a presque pas de procès de maiestatis durant le dernier siècle de la République, il n’y en a pas non plus sous Auguste et c’est seulement avec Tibère qu’ils apparaissent, puis avec ses successeurs, notamment Néron et Domitien. L’idée d’un basculement brusque dans une « monocratie » se heurte par conséquent à de réelles objections historiques. Y. Thomas y tient pourtant fortement, y compris par la suite. Dans un autre article, il reconnait que les procédures républicaines demeurèrent formellement mais précise que les historiens : « n’ont pas prêté attention au fait que, dès le règne d’Auguste, sont constitués des fiches de renseignement sur de futurs et éventuels prévenus, dont les dossiers sont entreposés dans des archives du prince »16. Il parle ainsi, dès l’époque d’Auguste, « d’une phase préalable d’information officieuse et secrète »17. Il reconnaît simplement que ces pratiques nouvelles se greffèrent sur un système encore non modifié, tandis que la naissance de l’enquête d’office, engagée par des fonctionnaires impériaux, ne naquit qu’à la fin du IIe siècle. En fait cet article expose de façon très claire sa pensée : le système se développa un peu plus tard (les premiers exemples qu’ils citent sont sous Tibère, et surtout, sous les empereurs successifs), mais c’est bien sous Auguste que le basculement se fit18. Le caractère exceptionnel de ces procédures avant au moins la fin du Ier siècle ne constitue, pour lui, pas un argument valide19. Il y a là un très important débat d’histoire ancienne que nous ne pouvons qu’évoquer20.

Ajoutons-y cependant que la posture du princeps ne fut certainement pas dès le départ celle d’un « monocrate », d’un personnage tout puissant n’ayant pas à composer avec d’autres organes politiques, à commencer par le Sénat. La figure historiographique de « l’Empereur fou » offre une bonne image de la position ambiguë du princeps romain. Dans Le Pain et le Cirque, P. Veyne fait une comparaison audacieuse entre le cas de l’Empereur et la situation du premier secrétaire du Parti communiste d’URSS21. Ce type de comparaison trouve vite ses limites, mais P. Veyne a ici de suggestives explications sur la position institutionnelle du princeps. Notons aussi que c’est peut-être lié à l’essence même d’une fonction qui ne ressortit pas à la magistrature. Comme le dit G. Agamben : le principat « n’est pas une magistrature, mais une forme extrême de l’auctoritas »22. Cela nous renvoie cependant à la complexe alchimie des pouvoirs et des titres qui composent le Principat, problème qui ne nous intéresse pas ici, mais qui implique de rappeler que l’émergence d’une figure impériale toute-puissante prit du temps.

 

Les lignes précédentes n’ont nullement pour objectif de donner à croire que le texte de Y. Thomas est inexact. La perspective qu’il propose est convaincante mais n’en comporte pas moins une mise à l’écart de certains points qui, discutés, l’enrichissent. Les contrepoints apportés ne contredisent d’ailleurs pas forcément la thèse principale de Y. Thomas, mais pourrait bien, au contraire, la renforcer.

Durant l’essentiel de la période républicaine, la maiestas s’inscrivit dans la sociologie du pouvoir, non dans le droit. Le processus de juridicisation de la notion débuta avec la création du crimen maiestatis, qui bouleversa profondément le cours de l’histoire de la majesté. Rappelons la proposition de G. Dumézil : « La maiestas est attribuée non à un individu mais à une catégorie d’êtres définie soit par son extension (groupe, collectivité, pluriel), soit par sa compréhension ». C’est essentiel. Cette proposition témoigne de ce que la captation de la maiestas par le Prince ne put se faire que parce que ce dernier assuma aussi l’idée que sa personne valait pour la collectivité. Elle suppose un déplacement capital et s’inscrit, en fait, dans la série d’événements liés à la mise en place du Principat, en particulier l’identification du genius publicus populi romani avec l’Auguste dirigeant l’État, ou comme l’a souligné A. Fraschetti, la présence du signum de Vesta dans la maison du princeps, qui « tendait inévitablement à établir, dans la maison d’Auguste, entre les cultes privés de cette maison et les cultes, éminemment communautaires, de la cité » des interférences et des confusions23.

Rappelons, pour conclure, que G. Agamben explique que le système juridique de l’Occident repose sur une structure double : un élément normatif et juridique et un autre anomique et métajuridique. C’est la relation dialectique entre ces deux éléments qui ferait le droit, l’état d’exception étant le dispositif qui articulerait en dernière instance les deux24. Dans un tel cadre, on peut se demander si la majesté ne correspond pas à l’élément anomique (que G. Agamben rapprochait d’ailleurs de l’auctoritas) et la souveraineté à l’élément normatif (qu’il rapprochait de la potestas), l’un utilisant l’autre pour s’affirmer ? La loi de majesté serait alors l’état d’exception qui maintient le système et fait le lien entre les deux.

  1. Cf. Liv. Andron., frg. 8 Ribbeck, discuté par Y. Thomas, « L’institution de la Majesté », Revue de synthèse, 112, 1991, p. 338 n. 16. Sur ce fragment, on se reportera à la discussion la plus récente avec la bibliographie dans Fr. Spaltenstein, Commentaire des fragments dramatiques de Livius Andronicus, Bruxelles, 2008, p. 65-68 et à Ch. D’Ajola, Sensi e attribuzioni del concetto di maiestas, Lecce, 2011, p. 38 n. 63.
  2. H. Gundel, « Des Begriff maiestas im politischen Denken der römischen Republik », Historia, 12/3, 1963, p. 312-314.
  3. G. Dumézil, « Maiestas et grauitas. De quelques différences entre les Romains et les Austronésiens », RPh, 26/1, 1952, p. 9 (= G. Dumézil, Idées romaines, Paris, 1969, p. 129-130) ; J. Hellegouarc’h, Le Vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 1963, p. 315-316 et R. A. Bauman, The Crimen Maiestatis in the Roman Republic and Augustan Principate, Johannesburg, 1970, p. 4-6.
  4. Sur la maiestas divine, on consultera Ch. D’Ajola, Sensi e attribuzioni del concetto di maiestas, Lecce, 2011, p. 13-36, mais l’auteur ne prend pas réellement parti dans le débat sur la diachronie du concept. Elle reconnaît toutefois p. 240 que « l’ambito in cui il nostro concetto ricorre con maggiore frequenza nel corso del tempo è quello politico-istituzionale. »
  5. Cf. J. Bleicken, « Oberpontifex und Pontifikalkollegium: eine Studie zur römischen Sakralverfassung », Hermes, 85, 1957, p. 347 : « In Rom sind staatliche und sakrale Handlungen stets eng miteinander verflochten gewesen. Die einen waren ohne die anderen undenkbar. »
  6. Cf. E. Pollack, Der Maiestätsgedanke im römischen Recht, Leipzig, 1908, p. 23, qui écrit : « Wer sich gegen dem Willen des Vaters auflehnt, widersetzt sich dem Willen Gottes. » Ce point de vue est suivi par J. Hellegouarc’h, Le Vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 1963, p. 315.
  7. Cf. J.-Chr. Dumont, « L’imperium du pater familias », dans Parentés et stratégies familiales dans l’Antiquité romaine, Rome, 1990, p. 475-495, article toutefois visiblement écrit dans la perspective d’une opposition aux thèses de Y. Thomas et qui appelle un certain nombre de réserves.
  8. Th. Mommsen, Le Droit public romain, 1, Paris, 1984 (1892), p. 26-30.
  9. Th. Mommsen, Le Droit public romain, 1, Paris, 1984 (1892), p. 21-22.
  10. H. Gundel, « Des Begriff maiestas im politischen Denken der römischen Republik », Historia, 12/3, 1963, p. 294-307 et p. 318-319 situe l’apparition du concept de maiestas populi romani au milieu du IIIe siècle avant J.-C. mais J.-L. Ferrary, « Les origines de la loi de majesté à Rome », CRAI, 1983, p. 556 y voit seulement un terminus ante quem. Cf. la discussion récente de Ch. D’Ajola, Sensi e attribuzioni del concetto di maiestas, Lecce, 2011, p. 56-77 et p. 106-131.
  11. D., 49, 15, 7, 1.
  12. Cic., Balb., 35-36.
  13. J.-L. Ferrary, « Les origines de la loi de majesté à Rome », CRAI, 1983, p. 556-572.
  14. J.-L. Ferrary, « Les origines de la loi de majesté à Rome », CRAI, 1983, p. 564.
  15. imperium populi Romani maiestatemque conseruare, cf. Cic., Rab. Perd., 7, 20.
  16. Y. Thomas, « “Arracher la vérité”. La majesté et l’Inquisition (Ier-IVe siècles ap. JC) », dans R. Jacob (dir.), Le Juge et le jugement dans les traditions juridiques européennes, Paris, 1996, p. 19.
  17. Ibid., p. 19-20.
  18. Ibid., p. 25-27.
  19. Ibid., p. 27 : « Procédures exceptionnelles peut-être, mais procédures quand même. Ce qui donne sens à l’extraordinaire d’une procédure n’est pas sa rareté, mais la possibilité de son existence. » P. 28 : il parle même de procédures employées de manière « sporadique » durant le Ier siècle.
  20. On se fera une idée de l’état de la recherche sur le principat augustéen en consultant Fr. Hurlet, « Une décennie de recherches sur Auguste. Bilan historiographique (1996-2006), Anabases, 6, 2007, p. 187-218
  21. P. Veyne, Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, 1976, p. 718-719
  22. G. Agamben, État d’exception, Paris, 2003, p. 138.
  23. Cf. M. A. Levi, « Maiestas e crimen maiestatis, PP, 125, 1969, p. 96 et A. Fraschetti, Rome et le Prince, Paris, 1994, p. 359-371 (citation, p. 369).
  24. G. Agamben, État d’exception, Paris, 2003, p. 144.

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